FABIEN LERAT + TEXTES
Fabien Lerat : Théâtre
Yoann Le Claire .

"Les happenings les plus intenses et les plus importants sont nés dans des lofts anciens, des sous-sols, des boutiques vides, des environnements naturels, et dans la rue, où un public très peu nombreux, de très petits groupes de visiteurs sont mêlés de quelque façon à l'événement, se laissant porter par l'action et y jouant un rôle. Il n'y a pas là de séparations entre le public et la pièce (comme c'est également le cas dans les théâtres ronds ou en parterre) ; le point de vue de baie vitrée élevée de la plupart des théâtres a disparu, ainsi que l'attente de l'ouverture du rideau, des tableaux vivants et de la fermeture du rideau... " 
Allan Kaprow

Ionesco écrit : "Dans ce monde parfois, je suis comme au spectacle, ce sont des moments rares, bien entendues, de quiétude. Tout ce qui m’entoure est spectacle ; spectacle incompréhensible. "Il introduit ainsi un court texte écrit à Cerisy La Salle en août 1953 et consigné comme "Note sur le théâtre" dans son recueil "Notes et contre-notes".

Le texte débute par une rupture de sens. Dire : "Tout ce qui m’entoure est spectacle" dans un texte sur le théâtre, procède d’une inscription de la réalité qu’il perçoit dans le champ mythique d’une représentation théâtrale. "Ce monde " est appréhendé comme réalité onirique. Inversement, il élargit la topographie du lieu théâtre en lui donnant un objet que son acceptation ne peut contenir. Inclure ce texte dans une réflexion sur le théâtre établit de ce fait un paradoxe signifiant. Toutefois la rupture de sens est implicite. L’introduction conserve son rôle, elle exprime le point de vue de l’auteur. Ionesco définit ici les modes d’appréhension du réel qu’il est censé traduire dans la suite du texte. On pourrait croire alors qu’il s’institue ici spectateur passif d’une réalité qu’il va retranscrire et dont il donnera son avis privilégié d’observateur reculé.

Un premier passage décrit les impressions subjectives de l’auteur lorsqu’il se place spectateur. Il alterne jugements subjectifs du monde et expressions esthétiques de ce qu’il ressent de ce spectacle. Il y insère des réflexions sur sa propre action d’auteur de théâtre et sur sa perception du monde. Il fait en quelque sorte la critique de ce spectacle en exprimant simplement ses sentiments, tout en ne retranscrivant pas même allusivement leurs objets précis.

Il conclut ce texte par une série d’antinomies. " Rien n’est atroce, tout est atroce. Rien n’est comique, tout est tragique. Rien n’est tragique, tout est comique, tout est réel, irréel, impossible, concevable, inconcevable. Tout est lourd, tout est léger... ". L’usage de l’antinomie permet de comprendre les paragraphes précédents comme un refus de porter un jugement et de le réfuter, de formaliser une réalité dans une logique dialectique.

En ce sens les trois affirmatives du début introduisent à un point de vue subjectif et un objet informel. Puisqu’il s’institue spectateur du monde, il y participe de manière passive. Il n’écrit pas le monde, parce que l’écrire le transforme en lui apportant par réduction un jugement de valeur. Ecrire c’est être acteur. Ionesco n’atteste ou ne réfute la réalité d’un exemple. Il englobe la totalité de son expérience perceptive dans un acte d’indéfinition du réel par l’écriture plutôt que son objectivation partielle. Il ne produit pas de réalité  médiate dans ce texte.

Ionesco conclut par l’affirmation de ce processus, par sa formalisation. " …dans quelque temps, il y aura un mot courant les rues, un autre mot pour me définir moi et les autres. … mais à l’intérieur de l’existence et du monde on peut y voir clair, découvrir des lois, établir des règles raisonnables. "

Son propos établit donc la critique implicite de ce processus d'objectivation, du passage du perceptif à la conscience par des schémas rationnels de pensée. Organiser en jugement ce que l'on perçoit, le placer par exemple dans la réalité, c'est être acteur en se définissant des modes d'appréhension du perceptif, auxquels l'individu conforme son comportement et ses attitudes, puisqu'en définissant le monde, il se définit lui-même comme entité dans ce monde. Et de fil en aiguille, de modes d'appréhension du réel en système d'organisation des entités : le fascisme.

Le problème du lieu théâtre est d'être un territoire à l'intérieur duquel architecturalement et socialement les rôles de spectateur et d'acteur sont déjà distribués.

"Tout ce qui m'entoure est spectacle." Ionesco perçoit le monde et se place spectateur de ce monde. "Spectacle incompréhensible". Il définit indéfiniment. Dès lors son lieu théâtre est paradoxal puisqu'il n'assigne plus à l'observation d'une réalité possédant un début, un milieu et une fin spatiales et temporelles. Son théâtre est dans ce texte un théâtre hors d'échelle. Il y a rupture architecturale et conceptuelle entre ce "tout" qu'il contient et ses systèmes d'appréhension rationnels et linguistiques qui nécessitent le découpage, la composition et la partialité.

Fabien Lerat : théâtre, acier, bois peint, diamètre 300 cm, hauteur 150 cm.

"Une forme demi-sphérique de trois mètres de diamètre s'élève à un mètre du sol, elle repose sur sa face concave. Elle est constituée de trente et un montants en arc de cercle sur leurs champs et en espalier vers l'intérieur. Quatre plateaux circulaires, avec une échancrure, viennent s'engager à l'horizontale sur les espaliers et forment la rigidité de l'ensemble.

"Depuis l'extérieur le regard peut traverser la structure régulièrement ajourée ; l'espace intérieur constitue des gradins, qui peuvent recevoir une vingtaine de personnes assises. Une coupe en métal de vingt et un centimètres de profondeur et un mètre cinquante de diamètre assure la première marche et un contact régulier de la base avec le sol." 

L'objet adopte la forme d'une demi-sphère. Elle oblige les spectateurs à faire une ronde. Chacun s'assoit, tous les regards convergent, se croisent et s'arrêtent. L'acteur debout, au centre, de dos, de face, de profil, devant l'autre, derrière l'un, sa tête à hauteur de tous, bouge ou ne bouge pas, parle ou ne parle pas, joue ou ne joue pas. On voit l'autre qu'il regarde, on voit son dos, sa nuque. Il y a quelqu’un à côté, il pue, il sent bon. Elle me touche, rugueuse. L'acteur me regarde, on me regarde. Ils me touchent.

La scène est très petite. Son espace est réduit à un mètre de diamètre. Son étroitesse induit des ruptures dans les pratiques théâtrales : abandon des distances de hiérarchisation entre l’acteur et le spectateur, entre les spectateurs, abandon du décor, de l'effet placard, du rideau, rupture dans l'action, impossibilité d'y jouer Racine, Shakespeare, ou Les Chaises de Ionesco.

Un lieu ou une structure qui ne peut contenir les actes pour lesquelles elle a été ou semble avoir été conçue, ne convient pas à l'acception de ce lieu. Un théâtre n'est sans doute pas un théâtre si l'on ne peut pas y jouer de pièces de théâtre. Par conséquent le Théâtre de Fabien Lerat est un théâtre seulement parce qu'il a été désigné comme tel. L'artiste lui donne une fonction qu'il ne peut contenir.

Il lui confère un statut. Désigner "théâtre" un objet similaire par sa structure lui fournit un mode d'emploi en même temps qu'il le place dans une histoire. L'objet possède une finalité en dehors de sa seule contemplation. Ceci n'est pas une sculpture mais un théâtre. Le mot "Théâtre" informe donc dans le sens où il ordonne la représentation de l'objet, où il donne une forme à son usage. Il s'opère ici l'inverse d'une relation tautologique entre le titre et l’œuvre. L'objet signifié "Théâtre" contient donc un objet en dehors de lui, il médiatise quelque chose. Il ne s’arrête pas à la symbolisation de l’objet, pas de mise en scène du théâtre, pas de mise en signe. Autrement dit l'expérimenter selon des modalités théâtrales amène à la perception d'autre chose qu'une relation entre le spectateur et l'objet. Désigner l'objet conformément à l'acception théâtre s'apparente à un acte de définition qui engage l'adhésion tacite à des usages sociaux spécifiques. L'objet s'ouvre.

Etant attendu qu'il s'y déroule un spectacle, on pourrait l'imaginer adapté à la structure. L'éventualité ne semble pas avoir été projetée. Fabien Lerat accentue même le paradoxe. L'artiste nous dit : " Cet objet est un théâtre. " La grammaire donnerait au mot théâtre la fonction d'attribut. Le titre joue le même rôle dans la réalité. On pourrait même le qualifier attribut d'appréhension, dans le sens où l'état théâtre accordé à l'objet anticipe son usage pour s'approprier a priori les qualités d'une situation précise.

Le théâtre de Fabien Lerat est une structure non-modulaire et un objet mobilier. Il se transporte donc sans modifier son aménagement interne. L'expérience qu'il propose reste donc vraisemblablement identique d'un lieu à un autre, à l'inverse d'une œuvre que l'artiste présenta au Centre d'art contemporain de Vassivière en Limousin en 1994. La pièce, Praticable, est composée de huit panneaux de bois contrecollés à de la mousse polyéthylène ; quatre panneaux rectangulaires au centre bordés par quatre panneaux en quart de cercle aux deux extrémités ; le tout relié par du caoutchouc qui joue le rôle de charnière souple. Déployée, elle mesure 3 x 300 x 800 cm et repliée 30 x 200 x 300 cm : " un ovale rouge oxyde et gris, ayant à l'inventaire actuel, 36 possibilités d'existence. Une sculpture qui est à chaque fois la même et à chaque fois différente. Une sculpture qui n'est pas une déclinaison de pièce en pièce, qui n'est pas un déroulement rhétorique. Un objet qui a en mémoire ses possibles, qui offre la stabilité de sa présence et projette le déploiement de ses formes. "  On se souvient des trois poutres en L que Robert Morris changeait de place chaque jour pendant leur exposition en 1965.

L'emplacement du théâtre possède une importance. Lors d’un entretien avec l’artiste en janvier 1998, à la question : Où te places-tu dans l’espace du centre d’art ? L’artiste répond : 

" L'espace du centre d'art par exemple, là je sais très bien où je me place : à la limite du terrain. A chaque fois il y a une polémique autour de l'emplacement, au point où celui qui a pu être prévu auparavant change puisque le directeur du centre d'art voudrait qu'il soit visible du centre d'art par exemple. Le problème de ces pièces, entre autres, c'est qu'elles recréent un autre centre, qui finalement a tendance à déplacer le centre du centre d'art, et à placer le visiteur en position d'observateur plus que de spectateur.

Les tentes jaune et verte se sont trouvées dans cette situation. Quand on est au fond de la structure, on n'est pas visible de l'extérieur, notamment avec la masse d'ombre, et je pensais que le visiteur voyait les choses en conscience et prenait une distance par rapport au centre. Donc c'était une vigilance qui était requise chez le spectateur, pour qu'il soit plus attentif à sa propre perception.

Yoann le Claire : Pourtant lui aussi il arrive avec ses modes d'appréhension, il sait très bien qu'il va voir des œuvres.

Fabien Lerat : Oui il sait qu'il va voir des œuvres mais lorsqu'il entre dans une de ces structures, il se demande ce qu'il y a à voir. Et ça perturbe déjà la suite de la visite, s'il se pose la question avant d'entrer dans le centre d'art, il est perplexe finalement, et ça, ça rejoint sa propre perplexité. Alors peut-être que sur une peinture, il peut être choqué par le sujet ou la matière, mais il n'est pas dans cette perplexité là. Il sait alors se positionner. "

Le théâtre accomplit une relation similaire entre intérieur et extérieur de la structure. Seulement ici, l'objet prend sens lorsque le spectateur entre et s'assoit.

Un théâtre est un lieu aménagé ou un édifice construit pour qu'il s'y déroule un spectacle. Une fois assis, à l'intérieur du théâtre de Fabien Lerat, il est attendu qu'il s'y déroule un spectacle. Nous voici assis en rond, en train d'attendre un spectacle probable. " Dans ce monde parfois je suis comme au spectacle... ". En train d'attendre un spectacle qui, quoi qu'il arrive, ne peut s'y dérouler. Il subsiste toutefois quelque chose à voir et à percevoir, l'objet reste un contenant. " Théâtre " lui donne sens. L'objet est explicitement construit et montré pour qu'un groupe de personnes s'installe en rond avec ou non une personne au centre. De l'extérieur, on voit des gens dans une structure, de l'intérieur on se voit, on se touche, on se sent, on se parle, on s'écoute ... L'autre est présent, il sature la perception. Le spectateur prend place dans un lieu où il est attendu qu'il s'y déroule une mascarade. Il devient lui-même acteur de son propre rôle et perçoit l'autre comme un acteur qui joue. L'objet théâtre opère ici une sorte de mise en abîme de la réalité, il réalise pour soi une sorte de distanciation brechtienne .

Erwing Goffman conclut La présentation de soi ainsi : " Un personnage représenté dans un théâtre n'est pas réel, mais son action n'a pas non plus le même type de conséquences réelles que le personnage fabriqué de toutes pièces par un escroc ; la mise en scène réussie de ces deux types de figures fictives implique l'usage de techniques réelles – les techniques au moyen desquelles les gens maintiennent ordinairement leurs positions sociales réelles dans la vie quotidienne. Les personnes qui participent à une interaction face à face sur une scène de théâtre ne peuvent pas échapper à l'exigence fondamentale qui caractérise les situations réelles ; elles doivent soutenir sur un plan de l'expression une définition de la situation : mais elles le font dans les conditions qui leur ont permis de développer une terminologie adéquate aux tâches interactionnelles qui sont le lot commun ".

Le théâtre de Fabien Lerat est un piège. Tous les signes de hiérarchisation, toutes les formules de politesse, toutes les interactions codifiées mis en abîme, objectivés comme spectacle, vous voilà tout nu. Et, dans cette situation nouvelle, sans terminologie adéquate, vous êtes pris entre la projection d'un espace fictif et votre propre réalité comme conviction.

Parallèlement à sa structure proxémique de promiscuité, le théâtre repose sur sa surface concave qui logiquement réduit la stabilité de l'ensemble et le soumet à un effet de balancement. A l'intérieur, chaque mouvement produit par une personne est restitué à tous par déséquilibre. Si elle bouge, elle engage la perception de tous sur son acte, elle se met en présence dans un système d'inertie comme organe stimulant ou autostimulé.

Comme instrument médiatique, le théâtre, à cet instant, communique autrui en même temps qu'il est le producteur du message, ce qui tendrait à réduire la pluralité de toute traduction médiatique puisqu’en l'occurrence l'objet à percevoir est accessible à la perception immédiate et l'acte conscient ou inconscient de produire un message par la mobilité s'apparente à ses émanations naturelles visuelles, sonores, tactiles et odorantes. Or si ces émanations naturelles peuvent être soumises à des représentations et des projections culturelles, la mobilité comme manifestation de soi reste a priori indéterminée puisque habituellement imperceptible. La mobilité se constituant denrée perceptible transgresse donc la sphère de l'intime dans laquelle elle reste généralement contenue, c'est comme avoir une personne dans son lit, qu'elle bouge et vous empêche de dormir, sauf qu'ici il n'y a pas d'action programmée associée au lieu à laquelle l'autre puisse devenir une entrave.

Physiquement, le poids de chacun se décentre pour se réunir en un même point mobile. La pondération, ou plutôt le sentiment de pondération, normalement proprioceptive se déplace hors de soi pour rejoindre celle des autres. L'autre s'inscrit dans une structure quasi organique, empathique, où sa présence est ressenti plus que représentée. Je et nous expérimentent un même corps.

J'éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d'un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde ; or, c'est justement mon corps qui perçoit le corps d'autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ; désormais, comme les partie de mon corps forment ensemble un système, le corps d'autrui et le mien sont un seul tout, l'envers et l'endroit d'un seul phénomène, et l'existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois " .

La question du temps.

Il me semble, au demeurant, que le scission spatiale, assez évidente, entre salle et scène, entre acteurs et spectateurs, a quelque peu masqué la rupture, voire la confusion temporelle qui s'établit alors dans le lieu théâtral. L'espace scindé (...) rejette acteurs et spectateurs dans des continuums temporels différents, sinon opposés. "

Des quatre saisons II est le titre d’une œuvre de Franz Erhard Walter. Un grand rectangle de tissus jaune (275 x 200cm) est fixé sur le mur, un seuil de tissus (40 x 200cm) le prolonge sur le sol. L’intérieur est divisé en deux parties. A gauche en haut, une caisse en bois recouverte d’un tissu rouge est fixée à la structure de sorte que sa base se place au sommet de la tête de l’artiste, à droite un long parallélépipède de tissu jaune descend du sommet à la base de la toile. Les deux structures constituent des formes avec lesquelles le spectateur peut jouer, éprouver la malléabilité du tissu, les rapports d’échelle, manier la matière, les perspectives, se cacher derrière les pans de tissus ...

Cette œuvre entre dans une typologie désignée par l'artiste pour plusieurs de ses travaux, elle fait donc partie d'une série d’œuvres sensiblement similaires dans leurs structures générales et que l'artiste nomme Wandformation : Formation murale.

A leurs propos Franz Erhard Walther dit : " Bien qu'elles aient quelque chose de pictural, les Formations murales ne sont pas des tableaux que, tel un peintre, j'accroche au mur. La Formation murale appuyée ou accrochée au mur est comme un socle tourné à 90°, devant et dans lequel je me place. (...) Le spectateur n'est pas obligé seulement de rester devant, les Formations murales offrent aussi la possibilité de se placer dedans et d'avoir l'impression d'être sculpture ou partie de la sculpture comme avec les travaux sur le socle des années soixante-dix. "

L'artiste conçoit la relation du spectateur aux Formations Murales sous le mode de la projection dans l’œuvre imaginaire ou effective. Néanmoins, cette immersion dans la réalité plastique de l’œuvre ne provoque pas un changement d'état identitaire du spectateur mais un bouleversement de ses projections imaginatives de la structure et de soi dans la structure. " La personne qui se trouve dedans, déclare-t-il, mais aussi celle qui se trouve devant et qui se réfère à la Formation murale, ne doit pas être une sculpture en tant qu'objet mais en tant que sujet ; en d'autres termes, elle crée la sculpture en tant que représentation imaginaire en la façonnant en elle-même et pour elle-même et non la soumettre à l'examen d'autrui. ".

Il est sans doute important de noter, que dans le discours de l'artiste, le spectateur s'efface devant la personne. La relation à l’œuvre ne se borne donc pas à une altérité sujet - objet, dans laquelle la personne en tant que spectateur est susceptible d'une préoccupation définie.

La saturation monochromatique du champ visuel, la possibilité d'entrée dans l’œuvre, les recouvrement du corps par le vêtement, la possibilité d'instrumentalisation de la structure, sa construction sur l'échelle des proportions humaines, le passage des plans et la création de perspectives multiples renvoient à un jeu subtil sur le mouvement de la personne, sa place au sein de la structure, l'action qu'elle peut y porter et les champs visuels qui se découpent et se dévoilent sur l'extérieur. La personne ne suppose pas comme l'individu ou le spectateur des qualités génériques, c'est le lieu d'une subjectivité, et sa rencontre avec les Formations murales est susceptible (dans l'hypothèse) de créer une sorte d'interface constructive, puisque la personne selon sa position et la manière dont elle agit sur la structure détermine elle-même ses "ancrages" perceptifs dans la structure jusqu'à ce qu'elle devienne élément de l'ensemble puisque ses modes de perception et d'imagination en déterminent les formes plastiques.

Si les Formations murales constituent des œuvres ouvertes elles ne constituent pas d’œuvres ouvertes au sens où l'entend Umberto Eco. Elles n'entraînent pas à la perception une pluralité d'interprétation et ne constituent pas le premier schème d'une allégorie épistémologique. Au contraire, la quasi-absence de perspective interprétative introduit au seuil de son ouverture.

L'idée de personne en évoquant l'acception la plus large d'une subjectivité amène de fait l'exclusion de sa fonctionnalisation. En d'autres termes, la personne n'est ni le spectateur, ni le récepteur d'une quelconque information, et inversement les Formation murales ne possèdent pas de contenu informatif, elles ne sont ni le signe, ni la trace de quelque chose (que ce quelque chose soit un objet ou un acte). La seule valeur probablement informative se situe dans la présence vestimentaire et l'échelle humaine de la structure. Cependant le contenu informatif probable du vêtement reste extrêmement relatif puisque le vêtement indique et convie une place possible à la personne et adopte ainsi une fonction spécifique dans l'ensemble de la Formation murale. Il ne représente donc pas, il revêt, place, situe. L'échelle humaine possède elle aussi sa fonction interne. " Les Formations murales offrent au spectateur un point de repère fixe dans l'espace : il peut donc leur faire face comme s'il s'agissait de personnes réelles, parce que leurs proportions fondamentales sont dérivées des mensurations du corps humain ". La reprise des proportions du corps humain n'adopte pas le dessein de le figurer, mais de lui créer un espace à sa mesure, pour que la personne puisse également se situer dans un rapport de grandeur avec l'objet : un espace à habiter.

Les Formations murales sont là, précisément dans un ici et un maintenant. Leur réduction par la photographie impossible, elles conservent leur aura. Finalement, elles existent comme élément subsistant du champ de la réalité intramondaine. Ce sont des formations murales en-soi, elles ne renvoient à aucune autre réalité que la leur. Aux yeux d'Umberto Eco, l’œuvre se fermerait sans doute alors qu’en se fixant dans leurs finitudes, elles n'enferment pas la personne dans son rôle de spectateur, ni même le spectateur dans celui d'agent interprétant, elle s'ouvre à lui. La personne s'y projette, y entre peut-être, fait corps avec la structure. Elle existe là sans attribut, authentique.

Il existe des analogies assez significatives entre quelques œuvres de Fabien Lerat et une série d’œuvres de Franz Erhard Walther.

Le poids de quatre corps est une œuvre de Franz Erhard Walther : un ruban de trente-cinq centimètres de largeur, fermé en carré de cinq cent vingt centimètres de côté, à chaque extrémité une ceinture pour quatre spectateurs. L’artiste dans un coin, trois de ses amis dans les autres. Ils se penchent pour éprouver sans doute les poids de chacun. Le champ de vision reste ouvert, les acteurs/spectateurs ne bougent pas sous peine de déstructurer la forme plastique.

Fabien Lerat a fabriqué une pièce qu'il intitule A.16., et qui consiste en un long pan de tissus extensible (7 mètres de Lycra en boucle, lé de un mètre trente) dont l'artiste a cousu les deux extrémités entre elles. L’œuvre est pénétrable et à vrai dire elle est conçue pour l'être. Nous pouvons y entrer à deux, ... à dix, ... à seize ou plus... Une des expériences que l'artiste propose consiste, une fois dans l'objet, à s'écarter le plus possible de l'autre ou des autres pour, le tissu tendu au maximum, se pencher en arrière jusqu'à presque tomber, éprouver l'élasticité du tissu et nos rapports de confiance à l'autre.

Les analogies sont donc certainement formelles, mais elles divergent dans leurs modes respectifs d'engagement de la personne à l’œuvre. Si Franz Erhard Walther introduit la personne à se positionner dans des rapports perceptifs et structurels à l’œuvre, lui offrant la possibilité d'entrer et de s'inscrire dans son espace temps, Fabien Lerat met en place les instruments d'une situation à l'intérieur de laquelle la personne joue et se situe. Au paradigme du "Je suis sculpture" de Franz Erhard Walther nous pourrions envisager pour Fabien Lerat un dévoilement du "Je suis moi ; tu es toi" (ou inversement), qui s'appliquerait aussi bien à son théâtre. L’œuvre en elle-même ne déploie alors pas le même espace-temps. L'espace-temps du théâtre n'est pas un "ici et maintenant", il reste à déterminer ici et maintenant.

Le dedans et le dehors : la question de l'autre.

L'existence du corps semble renvoyer à une pesanteur redoutable que la ritualité sociale doit conjurer. Il s'agit en quelque sorte d'une dénégation promue au rang d'institution sociale, comme en témoigne l'attitude gantée de discrétion dans les ascenseurs ou les transports en commun où l'on s'efforce avec gêne de se faire transparent à l'autre et de rendre l'autre transparent ". David le Breton remarque ainsi ce qu'il nomme le rituel d'effacement du corps où, dans certaines situations généralement concomitantes à un espace bondé, le corps s'enferme dans un mutisme pour vraisemblablement ne pas entrer en contact avec l'autre : cet inconnu, l'étranger. L'intime se rétracte alors sur le corps, l'immobilise dans un scaphandre rouillé. Le corps ; s'il s'efface devant l'autre, paradoxalement sature pour soi toute l'attention puisqu'il mobilise la préoccupation du repli sur soi.

Elie Koningson reprend cette idée d'effacement du corps pour le spectateur dans le théâtre. Toutefois, ici ce n'est pas le repli sur soi qui motive l'effacement, mais les structures architecturales et le déroulement du spectacle qui génère l'immobilité calculée des spectateurs. " L'immobilité efface le corps. Face aux mouvements du comédien dont le corps est en jeu par définition et dont l'espace scénique est le champ, champ établi et structuré pour la mobilité, le spectateur paraît voué à la mort symbolique de l'anonymat par accumulation des corps, du silence par obligation et civilité, de l'immobilité par nécessité ".

Cette mort symbolique et cet effacement conviennent à une définition objective de la situation. Quels seraient alors les processus intérieurs qui motivent un tel repli sinon une modalité d’existence ; une mise en absence.

L'effacement marque très certainement un degré zéro de la personne. Nul signe n’est produit par la personne pour se rendre préhensile dans une réalité donnée, aucun signe qui ne renvoie à sa propre existence, la personne se confond avec le décor.

Seulement ces deux exemples du théâtre et du wagon de métro institue deux temporalité closes. La pièce de théâtre révèle une structure extrêmement protocolaire où l’immersion de la personne comme acteur bouleverse entièrement la narration en la transposant dans une situation où la fiction devient élément du réel. Il y aurait alors rupture entre les temporalités du spectacle et du moment présent.

Le wagon de métro n’a pas de temps. Il réside entre deux actions, deux lieux où accomplir. Il est un lieu en suspens. Le discours moderne investit le transport d’une sorte de pouvoir technologique capable d’annuler la durée du déplacement. Rapidité, vitesse, c’est comme si vous y étiez. La durée du transport constitue une entrave à l’organisation dialectique des calendrier ‘travail, non-travail). Dans le fantasme de la publicité il n’existe plus, dans la réalité il es perçu comme une perte. Dans les deux cas il n’est pas vécu si bien qu’en plus de bouleverser les codes interactionnels par promiscuité, le wagon de métro construirait en quelque sorte un intervalle d’inexistence. Un repli sur soi ouvrant sur une scène vide.

Quelles modalités s’offrent alors à chacun pour s’exposer à l’autre ?

Le Théâtre de Fabien Lerat place l’autre en énigme. L’absence de spectacle ne justifie plus l’effacement des personnes. Chacun s’assoit, tous les regards convergent, se croisent et s’arrêtent autour d’un vide. Alors comme pour combler cette absence, la présence de l’autre et sa propre présence monopolisent toute l’attention : mise en scène. Les personnes finiront bien par converser et alors la réalité retranscrite par autrui potentiellement interprétable comme fiction se dérobe au monde pour apparaître dévoilement de son monde comme quelque chose qui lui appartient ou/et qu’il construit sur place.

La psychologie émet des hypothèses quant à la formation du Je dans des situations de ce type. Didier Anzieu écrit : " Turquet a noté que la possibilité pour un participant d'émerger comme sujet hors de l'état d'individu anonyme et isolé passe par l'établissement d'un contact (visuel, gestuel, verbal) avec son voisin ou ses deux voisins les plus immédiats. Ainsi se constitue ce que Turquet dénomme "la frontière relationnelle du Je avec la peau de son voisin ". " Dans le groupe large, la rupture de la frontière de "la peau de mon voisin" est une menace toujours présente et ceci, non seulement à cause de l'action des forces centrifuges déjà mentionnées qui cause le retrait du Je, en le tirant à être dans ses relations de plus en plus isolée, idiosyncrasique et aliéné. La continuité avec la peau de son voisin est aussi en danger, car le groupe large soulève de nombreux problèmes comme : où ? qui ? de quelle sorte ? sont les voisins du Je, surtout quand leurs places personnelles changent dans l'espace, comme il arrive constamment, tel autre participant étant proche, puis éloigné, tantôt derrière, tantôt devant, auparavant sur la gauche, maintenant sur la droite et ainsi de suite. Ces changements de places répétés font naître des questions : pourquoi ce changement ? Sur quelle base ? Dans quelle direction est parti mon voisin ? Vers quoi ? Où aller ? etc. Une des caractéristiques du groupe large est l'absence de stabilité ; à celle-ci se substitue une expérience kaléidoscopique. Le résultat pour le Je est l'expérience d'une peau distendue, rattachée au dernier voisin qui a parlé mais qui est loin de là. Une telle extension peut atteindre le seuil d'éclatement de la peau ; pour l'éviter, le Je se désolidarise et abandonne, il devient alors un "singleton" et ainsi un déserteur " .

L'image de cette peau extensible, symbolisant les relations à autrui, rappelle l'A.16. L'effacement du corps, la pondération des corps réduite en un même point, sensible à tous, mon corps leurs corps débordent les cadres strictes de l'effacement. Il semblerait que le théâtre de Fabien Lerat nous convie à éprouver ces passages, ces limites, ces multiples états du soi, de l'autre dévoilé, de soi révélé par l'autre et de ce plus que le corps lorsqu'il s'extériorise.

Retour au théâtre.

...C'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre... "

Samuel Beckett, L'innommable.

Yoann Le Claire
Septembre 1998

Publier dans le Livre : Hors de soi/Fabien Lerat
Le Quartier - Centre d’art contemporain de Quimper
Et la Galerie Duchamp à Yvetot, février 1999